MODELS OF MY LIFE (AN AUTOBIOGRAPHY)

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

 C’est délibérément que je propose de reprendre en 2010 dans le Cahier des Lectures MCX-APC, le texte du ‘Compte - Rendu’ de cet ouvrage de H A Simon, ‘Models of my Life’ (publié en 1991), compte- rendu publié dans le numéro V, 5, 1991 de la Revue Internationale de Systémique, (RIS, aujourd’hui disparue). HA Simon a certes continué à travailler et à produire avec la même intelligence et le même enthousiasme jusqu’en 2001, année de sa disparition à l’âge de 84 ans : Dix années qui manquent certes à ces Mémoires de sa vie. Mais on pourra combler en partie ce manque en lisant le livre d’hommage que des collègues et anciens élèves ont consacré à sa mémoire en 2004 sous le titre  ‘ « Models of a Man, Essays in Memory of Herbert A. Simon » en 2004. On pourra aussi méditer un article que HA Simon ai rédigé, en 1996, qui ne fut publié que peu après sa mort,  intitulé : " Science Seeks Parsimony, not Simplicity : Searching for Patterns in Phenomena ". Pour qui s'intéresse à la modélisation intelligente (intelligible) des phénomènes perçus complexes, ces quarante pages méritent le détour.
            Ce qui m’a incité à re publier ici, prés de 20 ans après, cette Note de Lecture de ‘
Models of my Life’ devenue quasi introuvable, tient pour l’essentiel à la Lettre du 3 février 1992 qu’H Simon m’avait autorisé à publier en apostille au Compte Rendu original publié dans la RIS. Apostille que l’on a bien sûr maintenue ici. Cette brève ‘apostille’ et en particuliers le dernier paragraphe consacré à l’évolution de la référence épistémologique de H Simon  du positivisme à l’empiricisme, s’avère en effet fort éclairante : J’en prends mieux conscience en lisant les interprétations très attentives et fort solidement argumentées du ‘bon usage de la raison dans les affaires humaines’ que Robert Delorme propose dans son nouveau livre, Deep Complexity and the Social Sciences, Experience, Modelling, and Operationality , en s’appuyant d’emblée sur l’œuvre de H Simon et en proposant de la développer en prenant plus en compte les processus de ‘self-reflexivity. ‘Un ouvrage d’une importance fondamentale’ dit très justement le Pr J Foster, attentif lui aussi au sous titre du livre.
Ce livre de R Delorme faisant référence à cette ‘apostille’ de 1992 due à H Simon, il était légitime de rendre à nouveau accessible ce texte dans son contexte, en pensant certes aux lecteurs de langue anglaise, mais aussi aux lecteurs français qui n’ont toujours pas beaucoup d’accès aisés en langue française à l’œuvre si constructive de ce ‘Nouvel Esprit scientifique’ que fut H Simon. (JL Le Moigne)


«Des modèles de ma vie».
Le titre laissera peut-être le lecteur de ces Mémoires de cinquante années au cœur de la recherche scientifique du vingtième siècle, aussi perplexe que celui retenu en 1987 par le biologiste et « Nobel » Français, François Jacob : « la Statue Intérieure » ? Le parallèle est d'autant plus tentant que cette autobiographie d'H. A. Simon apparaît à côté de la traduction anglaise des mémoires de F. Jacob, dans une collection originale, « The Alfred P. Sloan Foundations Séries », qui propose une intelligence de la science contemporaine par la compréhension que s'en construisent les hommes et les femmes qui la font.

Pour ce grand voyageur interdisciplinaire qu'est Herbert Simon, l'ambiguïté du titre était sans doute d'autant plus séduisante que la plupart des ouvrages par lesquels il récapitule sa recherche s'introduisent par ce fanion : « Des modèles de... » (Modèles de l'Homme, 1957; Modèle de la Découverte, 1977; Modèle de la Pensée I, 1979, II, 1989; Modèles de la Rationalité Limitée, 1982...). Le chemin ne se construit-il pas en marchant, et n'est-ce pas encore faire œuvre de recherche que de comprendre comment on a fait cette œuvre ?

L'entreprise est d'autant plus fascinante pour le lecteur contemporain que l'œuvre scientifique d'H. A. Simon, commençant en 1936 et se poursuivant manifestement en 1991, est exceptionnellement originale et novatrice : une des toutes premières illustrations du « Nouvel Esprit Scientifique » qu'annonçait Gaston Bachelard en 1934. (Je ne vois aujourd’hui que l'œuvre d'E. Morin - parmi ses contemporains - qui puisse être qualifiée de la même façon). Une œuvre novatrice, en ceci qu'elle est à la fois pleinement insérée dans son siècle, ces mémoires en témoignent, et très en avance sur son siècle : rares encore sont les citoyens qui puissent évoquer ses thèmes essentiels, en particulier en France. La plupart des scientifiques francophones qui s'y réfèrent, ignorent manifestement la richesse et la complexité de cette recherche, recopiant des citations de seconde main, insensibles au caractère exceptionnel d'une œuvre qui, pionnière dans six disciplines scientifiques différentes (sciences économiques, sciences politiques, sciences de gestion ou de l'organisation, psychologie, intelligence artificielle et épistémologie), est officiellement fondatrice de trois « nouvelles sciences » au moins : l'intelligence artificielle (1956), les sciences de la décision (1960), les sciences de la cognition (1975), et restauratrice des sciences de l'ingénierie contemporaine qu'il appellera aussi les sciences de l'artificiel, les sciences de la conception, voire (sous la pression amicale de ses traducteurs japonais et français), sciences des systèmes. Une œuvre dont l'audience est véritablement internationale (Chine, Japon ou URSS, autant que pays occidentaux et proche-orientaux, du Nord et du Sud), que met en valeur une panoplie de couronnes scientifiques sans aucun précédent dans l'histoire de la science par sa diversité disciplinaire : Prix Nobel de Sciences Économiques (1978), Médaille Turing d'Informatique (1975), Lauréat des plus grandes sociétés scientifiques en Psychologie (1969) autant qu'en Sciences Administratives (1974), Membre de l'Académie des Sciences des USA (1967), où il fut le premier « représentant officiel » des Sciences Sociales, Médaille de la Science des États-Unis d'Amérique (1986)... Une telle œuvre caractérisée de façon si exceptionnelle, ne mérite-t-elle pas qu'on y prête attention et qu'on cherche à la fois à la comprendre (dans l'unité de sa diversité) et à comprendre comment elle se construit, puisqu'elle se construit « avec nous » (plus encore que « sous nos yeux ») puisque cette construction s'enchevêtre sans cesse dans les cultures contemporaines.

La parution de «Models of My Life» nous donne l'occasion de cet exercice d'attention et de compréhension : merveilleux mais compréhensible, l'étonnement de Simon de Bruges découvrant les lois du plan incliné (que H. A. Simon rappelle au début de « Sciences des Systèmes, Sciences de l'Artificiel») pourra être le nôtre. Il le sera aisément car, rarement la formule n'aura paru si juste, cette autobiographie «se lit comme un roman». Parfois comme un roman d'espionnage (le harcèlement des sbires du maccarthysme), parfois comme un roman d'aventures (les trois journées passées à Pékin, du 5 au 7 juin 1989, pendant les événements de la place Tien-An-Men), plus généralement comme un roman picaresque par la diversité des personnages et des situations évoquées : du Président des États-Unis à J. L. Borges, de la communauté social-démocrate allemande qui anime Milwaukee dans le Wisconsin (la ville natale de H. A. Simon) aux jeux de pouvoirs au sein de Carnegie Mellon University ou des Comités de l'Académie des Sciences!..

Innombrables événements qui rythment le récit et qui contribuent à l'intelligibilité de la création scientifique. Comment, avec ces systèmes de valeurs, dans ces contextes, par ces rencontres, peuvent effectivement naître, se développer ou s'étioler, théories, hypothèses, modèles, paradigmes ? Comment le paradigme néo-classique et l'économie mathématique parvinrent à « bloquer » de 1960 à 1985 les développements du paradigme de la socio-économie (H. A. Simon dit : le paradigme de la rationalité limitée) ? Comment le même paradigme (sous le nom du « système de traitement de l'information») parvint à renouveler profondément, entre 1960 et 1980, la psychologie cognitive et à susciter le développement des sciences de l'information ? Comment l'attribution du prix Nobel incita un regain des recherches sur le concept d'organisation en économie et sur les fondements de rationalité procédurale? Comment le raisonnement put être défini dans sa généralité par la théorie de l'analyse-fins-moyens, et comment cette théorie fut appliquée de bien des façons aux développements de l'I.A. ? Comment le jeu d'échec, ou la tour d'Hanoï, est à la science de la cognition ce que la drosophile est à la biologie? Comment la métaphore du labyrinthe ouvre les portes à d'innombrables champs de recherche que la logique déductive ne pouvait pas même identifier, en particulier dans les sciences fondamentales de l'ingénierie? Autant de réflexions et d'informations qui avivent l'intelligence du lecteur, en quête de logique de la découverte et de l'invention qui complètent enfin les trop exclusives logiques de la vérification (p. 107).

Comme la plupart des mémoires, ceux de H. A. Simon sont aussi passionnants par ce qu'ils dissimulent que par ce qu'ils révèlent ou rappellent. H. A. Simon nous dit qu'il apprit très tôt, au Département de Sciences Politiques de l'Université de Chicago, l'intérêt des stratégies de subversion pour attaquer les orthodoxies disciplinaires. On ne saura donc pas si ces silences sont délibérés, involontaires ou simplement révélateurs d'un système de valeurs épistémologiques ? Comme la recherche se poursuit (H. A. Simon n'a que soixante-quinze ans), nous saurons peut-être dans quelques années pourquoi il semble inattentif à ses rencontres avec J. Piaget (en 1965, à Paris), avec W. Churchman (en 1973, à Groningue), avec E. Morin (en 1984, à la Grande Motte)..., pour n'évoquer que celles dont je fus le témoin direct ou indirect. Peut-on risquer des hypothèses plausibles? Elles nous aideront peut-être à enrichir notre intelligence de cette œuvre étonnamment valérienne (les « Modèles de ma vie » s'ouvrent par un exergue de Paul Valéry : «Parler sérieusement...»).

C. W. Churchman n'a jamais ni compris ou cherché à comprendre ni le paradigme de la rationalité limitée, ni l'épistémologie des sciences de l'artificiel; en l'ignorant, H. A. Simon témoigne de sa tolérance. Il dit dans ses «modèles» l'inutilité de toute polémique lorsqu'il est soumis à des procès d'intention : pourquoi encourager les essayistes qui font commerce de grands pamphlets stériles  contre des thèses et des chercheurs « qui ne leur ont rien fait » et qui ne se reconnaissent pas dans ces portraits au vitriol? Leur répondre, n'est-ce pas leur donner crédit? Je cite C. W. Churchman parce que j'ai vu les deux hommes se croiser, mais il faudrait citer les H. Dreyfus, les L. Sfez, les J. Searl et nombre d'autres, qui n'interviennent qu'en censeurs ou en inquisiteurs, sans autres projet que de dénigrer, voire de faire « interdire ».

Le cas de Jean Piaget est plus complexe : pourquoi ce dernier ne sut-il pas entendre le message que lui adressait H. A. Simon par son célèbre «Je suis Suisse» ? La théorie du système de traitement de l'information n'était-elle pas au cœur de la psychologie cognitive expérimentale que développait J. Piaget? Je présume que H. A. Simon, à l'époque, souffrit de cette incompréhension, et qu'il préféra l'oublier. Il ne fut invité au Centre d'Epistémologie Génétique à Genève qu'un an après la mort de J. Piaget, en 1981 : l'interaction entre les deux œuvres ne peut plus être qu'une méta-interaction, dont nous serons collectivement les médiateurs.

 L'inattention apparente de H. A. Simon à l'œuvre d'Edgar Morin (et, à travers elle aux théories contemporaines de l’auto-organisa-ion) mérite, je crois, qu'on s'y arrête. Les problématiques de la rationalité limitée et de l'Auto-Eco-Ré-organisation ne sont-elles pas constitutives du paradigme systémique de la complexité : cruciales, au sens complet du terme (« se croisant »)? Comment l'itinéraire de H. A. Simon ne le conduit-il pas à rencontrer certains des concepts-clefs de la systémique contemporaine : récursivité, spécularité, abduction, émergence du nouveau et du sens, auto-organisation, bifurcation, enaction, etc. ? Les œuvres d'E. Morin, d'H. Von Foerster, d'H. Atlan, de G. Bateson, d'I. Prigogine, de F. Varela, tant d'autres ... appartiennent si aisément à nos cultures dès lors qu'elles se construisent dans l'interdisciplinarité. Convenons que la réciproque semble vraie : on ne repère que quelques traces d'attention soutenue au paradigme de la rationalité limitée de la part des tenants du paradigme de l'auto-organisation; Edgar Morin étant sans doute la principale exception : son «hypothèse du Computo» est manifestement compatible avec « l'hypothèse du système de symbole physique » de H. A. Simon et A. Newell. Mais même ici, on ne peut pas encore vraiment parler de « fertilisation croisée ». H. A. Simon et E. Morin me répondront sans doute qu'il appartient à chacun de nous de construire sa propre toile en la tissant en «croisant» les fils solides que l'un et l'autre produisent et enroulent sur leur propre bobine? Réponse d'autant plus pertinente que c'est précisément en travaillant leurs œuvres que naît le projet de ce tissage constitutif des sciences de la complexité.

Mais il est peut-être un autre argument que les mémoires d'H. A. Simon nous invitent à considérer : celui des fondements épistémologiques de leurs œuvres, et donc celui de la systémique et des sciences de la complexité. Stratégie subversive ou maturation progressive des idées, je ne sais, mais on reste perplexe devant la sérénité qu'H. A. Simon oppose aux « accusations de positivisme » (p. 270). L'influence de R. Carnap (qui fut un de ses maîtres vers 1936) et du positivisme logique, sur la genèse de sa pensée et de sa thèse1 est-elle aussi forte qu'il l'affirme? Je crois qu'il s'affiche positiviste lorsqu'on l'en accuse de façon péjorative et que les accusateurs sont médiocres. Mais il n'argumente pas ce positivisme sinon pour mettre en valeur son « empirisme » ou son « behaviourisme »; que ce behaviourisme soit foncièrement intentionnaliste et téléologique, ne sera pas nié (il se réfère à l'article de Wiener, Rosenblueth et Bigelow de 1943), mais ne sera pas non plus souligné ! C'est Louis Frey, je crois, qui le premier insistera avec pertinence sur cette réhabilitation du finalisme, véritable retournement épistémologique que propose discrètement mais effectivement H. A. Simon, (finalisme dominé et maîtrisé par son insertion dans un calcul, p. 676) dans sa postface à « Sciences de l'Intelligence, Sciences de l'Artificiel », 19862. Pas plus qu'il ne niera le primat du raisonnement procédural (« Le cheminement par un tâtonnement fins-moyens dans un labyrinthe ») sur le raisonnement substantif (la logique déductive formelle) dans l'exercice de la recherche scientifique comme de toute activité cognitive. Téléologie et dialectique, ces deux adversaires les plus visibles de tous les positivismes sont ainsi les deux arguments les plus solides de l'épistémologie simonienne (qu'il appellera ailleurs une « épistémologie empirique»3. Je crois que l'on peut créditer les épistémologies constructivistes de l'œuvre épistémologique de H. A. Simon même s'il n'en convient pas encore explicitement. N'est-il pas significatif de repérer l'influence sur sa recherche des œuvres alors en construction de J. Piaget (dès 1936, par son ami H. Guetzkoff) et de G. Bateson (vers 1952, par la médiation invisible de Ch. Barnard, qui, peu après avoir préfacé la thèse d'H. A. Simon, finançait la recherche de G. Bateson qui allait aboutir à la théorie de double-bind), autrement dit, des deux restaurateurs d'un constructivisme bien-construit ?

S'il faut décrire ma vie en une phrase, conclut H. A. Simon, je pourrais peut-être dire qu'elle est « une exploration heuristique (la métaphore du labyrinthe) pour résoudre les problèmes complexes (‘ill-structured’) : non pas des buts qui me guident, que des buts qui émergent de ma recherche» (p. 367). Un projet pour les sciences fondamentales de l'ingénierie qu'il contribue si puissamment à nous faire réinventer.

Puisque l'on peut parler d'un « Nouvel esprit scientifique », H. A. Simon est décidément un « Homme de la Renaissance » autant que de la «Nouvelle Renaissance ».

J.-L. Le Moigne

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Une apostille d'Herbert A. SIMON
à la note de lecture rédigée par J.-L. Le Moigne
sur « Models of my life »

Peu après avoir adressé à la Revue Internationale de Systémique la Note de lecture de « Models of my life » qu'on vient de lire, je profitais d'une correspondance personnelle pour en communiquer le texte à H. A. Simon. Quelques passages de la réponse que ce dernier m'adressa le 3 février 1992 dernier me semblent présenter un grand intérêt pour les lecteurs de cette note... comme pour les observateurs attentifs aux rencontres des idées et aux discussions épistémologiques contemporaines. Aussi ai-je demandé à H. A. Simon l'autorisation de traduire en français les quelques lignes par lesquelles il développait spontanément les premières réactions que lui valait la lecture de mon texte. Traduction que je lui ai soumise en sollicitant son accord pour publier, en apostille à cette note de lecture de « Models of my life », cette traduction de quelques extraits de sa lettre personnelle. Autorisation qu'H. A. Simon veut bien nous donner dans un très court délai, en me demandant seulement d'insister sur le fait que ces quelques lignes n'étaient pas initialement rédigées pour être publiées. Les arguments devraient bien sûr être plus soigneusement détaillés s'il s'agissait d'une « réponse » ou d'un « commentaire ». Sous la forme d'une apostille, ils pourront peut-être stimuler la réflexion de ses lecteurs et contribuer à enrichir la méditation épistémologique qu'avivé aujourd'hui la systémique contemporaine. Avec la Revue Internationale de Systémique, je remercie sincèrement H. A. Simon de sa confraternelle contribution improvisée.

J.-L. Le Moigne

« ...Peut-être puis-je vous proposer quelques commentaires sur ce que vous appelez mes « silences ».

Piaget n'est pas beaucoup mentionné parce que, bien que j'ai été très tôt attentif à son œuvre, je ne pense pas qu'il m'ait beaucoup influencé. Ma formule lors de la Conférence de Paris de 1965, «je suis Suisse », était proposée pour souligner le fait que seul J. Piaget, l'allemand de l'Est, F. Klix et moi-même, étions éloignés du Behaviorisme traditionnel auquel se référait la plupart des autres participants à cette conférence, éloignés aussi de leur adhésion aux modèles mathématiques classiques, contrastant avec la conception des formulations par logiques et computations symboliques que je privilégie. Je ne me suis jamais senti « négligé » par J. Piaget et je suis certain que j'aurais trouvé un accueil cordial à Genève si je lui avais rendu visite avant 1981. Piaget était simplement trop occupé à construire son propre système conceptuel pour avoir le temps de discuter les systèmes des autres.

En ce qui concerne Wes Churchman, je l'ai toujours considéré comme un bon ami, mais, là encore, je ne pense pas que j'ai été très influencé par ses conceptions d'ensemble. De façon générale, j'ai eu beaucoup à travailler pour maintenir ce livre dans un volume acceptable, ce qui m'a contraint à de nombreux « silences ». J'aimerais pourtant faire une grande distinction entre Churchman d'une part, et tous les Dreyfus et Searl du monde d'autre part. Je crois que Wes Churchman est un chercheur dont la pensée est riche et exigeante, alors que les autres me semblent beaucoup trop rhétoriciens, au sens péjoratif du mot, pas toujours aussi bien informés qu'ils devraient l'être.

Le monde académique aujourd'hui a souvent une conception du Positivisme (le Viennois, plutôt que la précédente variété française) assez éloignée de son contenu historique; une conception qui néglige en particulier la grande diversité des conceptions adoptées par ceux qui se référaient à ce label (conceptions parfois successives chez un même individu positiviste, tel que Carnap). Lorsque je me définis moi-même comme un positiviste, j'ai à l'esprit une position du genre de celle proposée par Ayer dans son célèbre « Langage, Truth and Logic », position peut-être un peu nuancée par quelques précisions « quinéene ».

« Empiriciste » serait peut-être le label le plus précis, mais je conserve « positiviste » pour souligner ma conviction : on ne peut parvenir à une conclusion sur la réalité empirique sans employer au moins un prémices qui dérive d'une observation empirique ; et on ne peut parvenir à une conclusion sur des « devrait » (should) sans postuler au moins un « devrait » dans les prémices.

Il résulte de cette exigence que les positivistes, contrairement à une conviction courante sont de grands tenants du primat de « la croyance » sur « la raison ». Chaque argument empirique doit partir de la croyance que certains faits d'observation correspondent (approximativement) à quelque « réalité » là-bas dans le monde. Et chaque argument moral doit partir de la croyance dans la validité de quelque prémice moral autrement indémontré. Rappelez-vous la réponse de B. Russe! à qui on demandait pourquoi il n'était pas végétarien : « je dessine une ligne parmi les espèces ». Une ligne arbitraire (au demeurant discutée par les végétariens comme par les tenants des droits des animaux) mais une ligne que nombre d'entre nous convenons simplement d'accepter... ».

(Extrait d'une lettre personnelle du 3 février 1992; traduction de J.-L. Le Moigne.


[1] H. A. Simon nous rappelle incidemment que depuis quarante-cinq ans, il se vend très régulièrement deux mille exemplaires par an de Administrative Behavior. Quel démenti aux Cassandres qui assurent que la civilisation se meurt parce que la durée de vie de leurs livres est de un à trois mois ! Ses lecteurs pressés seront intéressés de savoir que l'on y trouve « les quelques idées qui sont le noyau de toute son activité ».

[2] . A. Demailly et J.-L. Le Moigne (Eds) : Science de l'Intelligence, Science de l'Artificiel, avec H. A. Simon, Presses Universitaires de Lyon, 1986.

[3] N. Sieg (Ed.) : Acting and Reflecting. The Interdisciplinarity Turn in Philosophy, Kluwer Académie Press Pub. (1986-1990).